Chronique

Honneur, tabou et bouclier

« Après mon mariage, je souhaitais mourir chaque jour que je vivais. Chaque minute me paraissait une éternité. »

La jeune femme qui raconte l’histoire a 17 ans. Elle a été mariée de force à l’âge de 16 ans. L’histoire ne se passe pas dans un pays lointain. Elle se passe ici même à Montréal. Une adolescente prisonnière de l’honneur. Jusqu’au jour où, avec courage, elle a choisi de renoncer à cette vie qui la détruisait.

Derrière elle, elle a laissé la peur et la violence. Elle a frappé à la porte du Bouclier d’Athéna, un organisme communautaire qui fait un travail remarquable auprès des femmes victimes de violence provenant de minorités culturelles. Avec l’aide de ce précieux bouclier, elle s’est libérée de sa prison. « À présent, je suis fière de mes choix, qui m’ont aidée à retrouver mes rêves et ma dignité », écrit-elle.

Ces mots d’espoir sont consignés dans une brochure format passeport que le Bouclier d’Athéna vient de publier à l’intention de toutes celles qui pourraient se retrouver dans la même situation pour leur rappeler qu’elles ont des droits. Leur dire qu’elles n’ont pas à endurer de telles choses.

« Ça part comme des petits pains chauds ! », m’a dit Maud Pontel, coordonnatrice du Bouclier d’Athéna, rencontrée cette semaine lors d’un important colloque sur la violence basée sur l’honneur.

La fin des classes peut être une période extrêmement critique pour des jeunes femmes menacées de mariage forcé, a-t-on rappelé durant ce colloque. Car c’est souvent à cette période de l’année que des voyages dans le pays d’origine peuvent être organisés à l’insu de la principale concernée. Les intervenants scolaires sont aux aguets. Ils doivent pouvoir agir dans l’urgence si la situation le commande.

Le mariage forcé est une pratique culturelle méconnue et peu répertoriée, d’ampleur mondiale et condamnée par toutes les religions, a expliqué Madeline Lamboley, candidate au doctorat à l’École de criminologie de l’Université de Montréal.

C’est une pratique qui s’inscrit dans un contexte plus global d’inégalités des sexes et de la violence basée sur l’honneur (VBH). Une pratique qui est condamnée par les conventions internationales comme une violation des droits de la personne et une violence à l’égard des femmes.

Comment prévenir les mariages forcés ? Comme pour tous les types de VBH, l’éducation est une des façons d’y arriver.

« Plusieurs femmes nous ont dit : si j’avais eu l’information plus tôt, je n’aurais pas enduré ça 10 ans ou 15 ans », observe Maud Pontel.

Le passeport « Mon choix, c’est mon droit ! » distribué par le Bouclier d’Athéna est la plus récente initiative de l’organisme pour informer les jeunes femmes. On y explique la différence entre un mariage arrangé (où la personne a le choix de refuser) et un mariage forcé (fait sans consentement). On y détaille les signes avant-coureurs inquiétants (attitude de plus en plus contrôlante de la famille, impression d’être constamment épiée, compte Facebook, ordinateur et téléphone cellulaire sous surveillance, isolement, menaces de renvoi dans le pays d’origine, papiers d’identité confisqués…)

On y donne des conseils à celles qui soupçonnent leur famille de vouloir les marier de force ou à celles qui sont déjà dans cette situation et qui veulent quitter leur mari. Où aller ? Qui appeler ? Quand faut-il considérer que la situation est dangereuse ? Les 16 petites pages du passeport répondent à toutes ces questions de façon très claire. Malheureusement, faute de financement suffisant, le passeport n’est publié pour le moment qu’en français et en anglais et n’est pas diffusé sur les réseaux sociaux. Il va sans dire que la traduction en plusieurs langues permettrait de rejoindre des femmes qui, ne pouvant maîtriser la langue du pays, sont encore plus vulnérables.

***

Le Bouclier d’Athéna, créé en 1991 pour venir en aide aux femmes victimes de violence de la communauté grecque à Montréal, est bien placé pour savoir à quel point le travail de sensibilisation dans la langue maternelle est parfois le meilleur moyen de rejoindre des femmes immigrantes isolées. Aujourd’hui, l’organisme compte des intervenantes qui peuvent offrir des services en 17 langues.

En 2008 et 2009, le centre d’hébergement d’urgence La Maison d’Athéna a commencé à recevoir de plus en plus de femmes dont l’histoire se présentait un peu différemment du cas classique de violence conjugale. Officiellement, il s’agissait aussi de violence conjugale. « Mais on voyait que l’honneur et la réputation étaient toujours à la source des comportements violents », explique Maud Pontel.

Dès lors, le Bouclier d’Athéna a tenté d’aborder le sujet au sein même des communautés concernées. « On s’est rendu compte que c’était un tabou extrêmement grand. Il y avait énormément de résistance et de déni. C’est une problématique qui nous semblait encore plus taboue que ce que la violence conjugale et la violence familiale représentaient 25 ans plus tôt avec la communauté grecque. »

Comment surmonter le tabou ? Il a fallu faire preuve de beaucoup d’ingéniosité. On a d’abord eu l’heureuse idée de former des intermédiaires culturelles au sein de différentes communautés (arabophones, bangladaise, indo-pakistanaise, afghane, iranienne et sri-lankaise…). Elles ont tenté de joindre des femmes très isolées pour la plupart, ne parlant ni anglais ni français, souvent seules à la maison avec beaucoup d’enfants.

Comment y arriver ? On a placardé des affiches dans les toilettes pour femmes et les salles d’essayage du quartier. On a organisé des pique-niques au parc, des fêtes et des « midis cinéma » autour de films de Bollywood suivis de discussions dans la langue maternelle.

Si les débuts ont été très difficiles, peu à peu, des liens de confiance se sont créés.

On a constaté que les femmes avaient beaucoup des questions sur leurs droits. On a organisé des séances d’information juridique dans leur langue maternelle. « La première activité organisée avait lieu un samedi, raconte Maud Pontel. Je pensais que ça allait durer une heure, une heure et demie. Ça a duré près de quatre heures ! »

Mariage, divorce, parrainage, violence conjugale… Les femmes avaient un tas de questions. Un dépliant intitulé « Votre mariage et vos droits » traduit en sept langues leur a été distribué. On les a aussi invitées à consulter le site d’information juridique en 10 langues du Bouclier d’Athéna. On leur a rappelé que la loi était aussi en soi un bouclier pour elles.

Toutes ces activités ont permis de rejoindre 400 femmes, désormais mieux outillées pour identifier des victimes potentielles et les acheminer vers les ressources appropriées en cas de danger.

Le bouche-à-oreille a fonctionné. En trois ans, Le Bouclier d’Athéna a vu une augmentation de 60 % de demandes d’aide provenant des communautés ciblées. Grâce aux liens qu’avaient patiemment tissés les intermédiaires culturelles, on a réussi à joindre des femmes qui, tout en étant ici, vivent parfois au bout du monde. Et qui, autour d’un pique-nique ou d’un film, réalisent qu’elles ont beaucoup plus de pouvoir qu’elles ne le croyaient.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.